Parfois, on entend dire que certains murs cachent encore des mystères. En voici un qui m’est revenu en mémoire et dont j’avais entendu quelques murmures non vérifiés des années auparavant. Face à la place Emile Souvestre se cache derrière une ancienne librairie, aujourd’hui disparue, le vieux théâtre de Morlaix.
La dernière représentation eut lieu la veille de l’ouverture du nouveau théâtre, rue de Brest, le 14 avril 1888. Un journaliste du Journal des Débats, peu convaincu, nous raconte cette dernière représentation dans l’édition datée du mardi 17 avril 1888. Ce théâtre existe toujours et des photos plutôt récentes sont visibles sur ce site. D’autres informations sur François-Marie Luzel, récolteur de contes et autres mystères, se trouvent sur ce site.
LE MYSTERE DE SAINTE TRYPHINE
À Morlaix, le 15 avril.
Le vieux théâtre où l’on a représenté le Mystère de Sainte-Tryphine est une assez pauvre masure posée à mi-côte d’un des escarpements rocheux sur lesquels s’étage la ville de Morlaix. On y accède par un double escalier de pierre très raide qui, aux jours de foule, est avant la représentation encombré par les spectateurs qui attendent l’ouverture des bureaux. Point de couloirs; les portes mal jointes donnent tout droit accès dans la salle. Les galeries et le plafond sont badigeonnés de couleurs variées, mais l’humidité a gâté les décorations on dirait la salle de certains petits cafés chantants qu’on rencontre à Paris après avoir passé le boulevard extérieur. L’aspect pittoresque de l’entrée du théâtre et le délabrement de cette grange pauvrement ornée conviennent bien à la représentation primitive qu’on y a donnée et à l’extraordinaire mascarade que font les hardes des acteurs bretons. Et cependant, tout rustique, tout lézardé et tout vermoulu qu’il soit, ce théâtre n’est pas encore le lieu qui convient pour de pareils spectacles. En Bretagne, comme dans le reste de la France, les mystères ont été écrits pour être représentés en plein soleil, sur des tréteaux improvisés devant une foule assemblée. Il faut, pour les éclairer, la lumière diffuse du plein air et non l’éclairage factice d’une rampe de théâtre.
La voix perçante ou tonnante des comédiens de campagne, leur déclamation lyrique, tout est combiné pour porter les vers aux quatre coins d’une place publique et dominer le tumulte d’un auditoire populaire. C’est la foule enfin qui. est le décor obligé d’un tel spectacle, la foule échauffée par la beuverie d’un jour de fête, la foule avec ses grosses saillies, ses éclats de rire et ses interruptions, la foule debout, tour à tour gouailleuse et ébahie, qui va et vient du théâtre aux auberges, tandis que, au bout du champ de foire, sont rangées les charrettes qui, le soir venu, remporteront aux villages d’alentour les spectateurs très gris et très émerveillés.
Hélas nous n’avons rien vu de tel dans le théâtre enfumé de Morlaix où trois cents personnes s’entassent avec peine. La grosse voix des acteurs nous arrivait trop crûment aux oreilles. La lumière du gaz exagérait cruellement la misère des oripeaux dont étaient affublés les comédiens. L’adorable simplicité de mise en scène par laquelle le temps et l’espace sont supprimés, sans le mensonge des entr’actes et des décors, devenait presque ridicule entre les portiques d’un vrai théâtre où tout évoque l’idée des mélodrames et des comédies ordinaires. Cette admirable mélopée des comédiens bretons, ce débit solennel et uniforme où, seuls, les timbres différents des voix qui dialoguent mettent de la diversité et des contrastes, ce noble récitatif, suprême témoignage des origines liturgiques du mystère, était sans grandeur et sans beauté sur cotte scène étriquée où des troupes en tournée » initiaient naguère les dilettantes de Morlaix à la musique d’Audran.
Ce n’est point la faute des comédiens bretons si le spectacle n’a pas eu tout l’intérêt qu’on pouvait espérer. Ces artisans ont une extraordinaire mémoire. Beaucoup d’entre eux ne savent pas lire. C’est donc en écoutant leurs camarades plus savants qu’ils ont pu apprendre leurs rôles et comme ils ne sont que dix-sept dans la troupe, le même doit souvent représenter deux ou trois personnages. Le souffleur donne à chacun le premier mot de sa tirade, et l’acteur, d’un trait, chantonnant selon » la psalmodie traditionnelle, va jusqu’au dernier vers; presque jamais il ne bronche en route. Leurs gestes sont rares et peu variés mais ils ont cette noblesse que garde le Breton môme le plus misérable, môme le plus ivre, dans toutes ses attitudes. Il y a dans leur mimique comme dans leur déclamation quelque chose d’hiératique; elle ne souligne pas plus le sens des vers que la voix ne les accentue. Gestes et mélopée ne servent qu’à rehausser l’œuvre du poète, à lui donner plus de majesté ils ne sont pas le commentaire de l’action dramatique, mais les rites d’une cérémonie religieuse, et en voyant et écoutant ces pauvres paysans de Pluzunet, on se prend à penser aux âges de foi où naquit le théâtre sous le portail de la cathédrale.
Est-ce le désir bien légitime de n’avoir pas été à Morlaix pour rien qui me fait découvrir tant de choses dans le jeu de ces acteurs ? Eh bien, non! je ne le crois pas. J’imagine que le spectacle eût été plus grandiose, si on ne l’eût rendu ridicule à plaisir par la pauvreté et le grotesque des oripeaux dont on a laissé ces comédiens s’affubler. La veille de la représentation, j’avais assisté à leur répétition ils avaient joué sans costumes; l’effet avait été beaucoup plus grand. Il serait sans doute très niais de vouloir costumer ces Bretons comme des acteurs de drame ou d’opéra toutes les fantaisies et tous les anachronismes sont ici de mise. Mais pourquoi les déguisements de carnaval qu’on nous a exhibés sur la scène de Morlaix? Voici le roi Arthur sur son pantalon de toile blanche, on a collé une bande de papier doré; il a revêtu une vieille tunique de garde national; sur ses épaules pend un manteau de calicot blanc où sont appliqués des soleils qui, comme sa couronne, sont aussi de papier doré il porte au côté un vieux sabre de cavalerie. Tryphine, son épouse (tous les rôles de femme sont tenus par des hommes), a une robe et un caraco rouge à pois blancs; de sa couronne toujours en papier doré soigneusement dentelé pend un long voile blanc. Kervoura, le traître, l’affreux Kervoura, est habillé d’une grande robe faite d’échantillons cousus ensemble dé cotonnades à ramages il est coiffé d’un bonnet noir en forme d’un chapeau de Folie; avec sa longue barbe ou le prendrait pour un derviche de féerie. Passe pour la tunique d’Arthur, la cousine de Tryphine et le bonnet de Kervoura. Mais voici un prince anglais en pierrot, un messager en Arlequin et un page en Gille, suivis d’un gouverneur de Bretagne en paletot noir et chapeau mou et d’un soldat anglais en fusilier de 2° classe du 2° de ligne. Tous ces déguisements baroques et sordides eussent peut-être paru d’une naïveté exquise, aperçus un jour de pardon sur la place d’un village du pays trégorois. Mais dans ce théâtre, dans ce maudit théâtre, le charme n’y était pas.
Parmi tous ces comédiens improvisés, le plus habile et aussi le plus convaincu est le directeur de la troupe, Menguy, tailleur d’habits à Pluzunet. Il a une voix formidable et il a joué l’infernal Kervoura avec une grande énergie. C’est lui qui a récité le prologue de circonstance composé par M. Luzel et placé au début de la première journée, prologue charmant où le barde de la Bretagne contemporaine a conté l’histoire des vieux mystères bretons et célébré la piété avec laquelle ont été conservées ces reliques du passé:
«Là, elles sont conservées, depuis des centaines d’années là, elles seront conservées grand nombre d’années encore, comme nos vieux gwerziou et nos vieux soniou, et nos contes merveilleux, le charme des veillées. Et l’hiver, après souper, et les prières-dites, le grand-père tirera le cahier enfumé du petit coin de chêne, fera le signe de la croix, son chapeau à la main, sa pipe éteinte, la tète nue; et tous, jeunes et vieux, feront alors silence et, à la lueur d’une chandelle de suif ou de résine, il lira alors un acte, à voix haute, de Sainte-Tryphine, de thwu de Bordeaux ou des Quatre fils Àymon. »
C’est le même acteur qui a joué avec un do ses camarades costumé en « demoiselle » le joli prologue par lequel s’ouvre la seconde journée du mystère une belle demoiselle montée sur sa haquenée fend la foule réunie devant les tréteaux où jouent les comédiens.
Elle n’était point présente au spectacle de la veille et voudrait bien savoir quelle tragédie on a représentée. Un acteur s’avance vers elle, la prie de mettre pied à terre, puis de monter sur la scène il lui fait force compliments, lui offre un siège et lui raconte les aventures de Tryphine représentées durant la première journée. Comme elle s’enquiert de la suite du drame, le prologue fait le récit de l’acte qui va commencer. La demoiselle remercie, remonte sur sa haquenée et voilà tous les spectateurs au courant de l’histoire de sainte Tryphine. Nous n’avons naturellement pas vu la haquenée sur le théâtre de Morlaix. La demoiselle est entrée dans l’orchestre et, de là par un vigoureux rétablissement est montée sur la scène.
Quant au public, il n’était certes pas non plus celui qu’il fallait à la représentation de Sainte-Tryphine. La première journée du mystère a été jouée devant les bourgeois de Morlaix, qui presque tous s’étaient rendus au théâtre par curiosité et dont la curiosité a été vite satisfaite. A la galerie supérieure, quelques femmes de la campagne étaient venues, le marché terminé, et écoutaient avec recueillement les acteurs. Mais le reste de l’assistance populaire paraissait plus d’humeur à plaisanter les acteurs qu’à s’intéresser aux aventures du roi Arthur.
Aussi les comédiens ne sont-ils pas allés, ce jour-là, jusqu’au bout de la première partie du drame et l’un d’eux, un peu avant la fin, voyant la salle se dégarnir, s’interrompit et s’adressa au public « Nous ne voulons pas, dit-il, vous ennuyer. En voici assez pour aujourd’hui. Nous reprendrons demain. Revenez et nous vous divertirons. »
Le lendemain, le public est revenu plus calme et plus attentif; car les gens de la campagne étaient en plus grand nombre. Néanmoins, il faut reconnaître que l’assistance ne semblait guère prendre au sérieux les malheurs de sainte Tryphine. En revanche, à l’une et à l’autre représentations, elle s’est franchement divertie aux scènes populaires. La chanson des deux maçons construisant le château de Lanmeur a mis en joie le public qui reprenait le refrain en chœur avec les comédiens. La scène de la sorcière, bien jouée par un acteur qui s’était bien costumé, a beaucoup lait rire. N’importe! si l’on veut tenter de nouvelles représentations de mystères- bretons, qu’on évite avec soin de les donner sur un théâtre, qu’on exerce plus longtemps les comédiens, qu’on choisisse un auditoire de paysans et surtout, qu’on laisse chez les fripiers toute cette défroque de la comédie italienne.
André Hallays.
PS. Vous ne m’en voudrez pas si je ne vous envoie pas de longs détails sur l’inauguration du nouveau théâtre. La salle en est coquette les dégagements sont bien ménagés. Le prologue d’ouverture de M. de Bornier a été fort applaudi. Les acteurs du Théâtre-Français ont été acclamés. Aujourd’hui il y a eu banquet à la mairie le menu était excellent les toasts étaient éloquents. Ce soir, il y aura le bal sous le marché couvert je ne doute pas, qu’il soit charmant. Tout cela est admirable. Mais comme j’aurais, mieux aimé qu’on, prit plus de peine pour la représentation du vieux mystère Mais on ne pouvait, vu la saison, le jouer en plein air. On pouvait peut-être retarder cette représentation. Mais il fallait qu’elle tombât en même temps que l’inauguration du nouveau théâtre. On aurait pu sans inconvénient remettre d’un mois ou deux cette inauguration.
Mais il fallait que le théâtre fût inauguré avant les élections municipales. Vous m’en direz tant.
SOURCES
Journal des débats politiques et littéraires
Source: Bibliothèque nationale de France
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