En 1931, Marie-Louise Pailleron nous livre un article publié dans le Figaro Littéraire résumant l’histoire de la création de la société des mémoires d’outre-tombe, selon les recherches et le manuscrit de M. Verhille transmis à la Société Chateaubriand nouvellement créée.
En 1923, un jeune chartiste de notre connaissance, que l’étude des oeuvres de Chateaubriand passionnait, entreprit des travaux sur l’origine des Mémoire d’outre-tombe.
Il eut la bonne fortune de rencontrer le-descendant du baron Hyde de Neuville, qui consentit à le guider dans ses recherches. On comprend combien cette aide lui fut précieuse. Le comte de S… possédait nombre de papiers, dont plusieurs étaient inédits. Leur examen, comme il arrive souvent, conduisit notre ami vers d’autres découvertes, et enfin chez le notaire, successeur de M. Cahouet, propre notaire de la Société Chateaubriand, fondée en 1836.
«Nous avons fait, écrivit alors M. Verhille (notre chartiste) dans ses archives, une nouvelle et très riche moisson. L’héritière actuelle de Chateaubriand, la comtesse de Durfort, qui a voué à son grand-oncle un culte intelligent, nous a gracieusement autorisé à en faire usage. »
Après avoir exploré cette mine, avec quelle fièvre, on le devinera, M. Verhille conçut tout naturellement le projet d’écrire une étude sur l’origine des Mémoires d’outre-tombe, pour faire connaître aux érudits et aux amis de René le résultat de ses découvertes. Il nous communiqua alors son dossier. Depuis cette époque, des travaux d’un ordre très différent l’occupèrent, et le temps lui manqua pour poursuivre les premiers. Il nous rapporta récemment son manuscrit achevé, en nous priant d’en disposer à notre gré. Nous le destinons à la Société Chateaubriand, qui, fondée depuis deux ans, a acquis un tel renom que chaque mois de nouveaux documents lui sont communiqués. Toutefois, avant de doter ses archives, déjà si riches, du manuscrit de 84 pages que nous avons sous les yeux, nous le résumerons pour les lecteurs de Figaro, qui s’intéressent aux Lettres françaises, et spécialement au plus grand écrivain du dix-neuvième siècle.
On sait qu’en 1834, Chateaubriand, qui écrivait ses Mémoires depuis 1811, commença d’en faire connaître quelques parties à des privilégiés. C’est ainsi qu’un jour de février, on le vit entrer dans le salon de la « divine Juliette », portant son manuscrit dans un mouchoir de soie. Ampère s’en empara et le lut devant une douzaine de personnes qui se nommaient Mme Récamier, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, le prince de Montmorency, Mme Amable Tastu, le duc de Noailles, etc.
La lecture dura plusieurs jours, et fit grand bruit. Les journaux, friands d’inédit, répandirent la nouvelle à qui mieux mieux; François Buloz obtint la Préface testamentaire pour la Revue des Deux Mondes, et Jules Janin, qui n’avait pas mis les pieds à l’Abbaye-aux-Bois, publia dans la Revue de Paris, une chronique étonnante, remplie des citations d’un ouvrage qu’il n’avait pas entendu. La semaine suivante, Quinet s’en occupa. C’est assez dire le retentissement qui accueillit les premières communications de Chateaubriand.
Il vieillissait. Depuis la révolution de juillet, sans charges, sans titres – il avait renoncé à la pairie à l’avènement de Louis-Philippe – accablé de dettes, atteint par la faillite de Ladvocat, son éditeur, il se disait « gueux comme un rat ».
La maison du 84, rue d’Enfer, n’était pas payée, il y vivait chichement, « pêle-mêle avec les pauvres de Mme de Chateaubriand ». En vain avait-il essayé de vendre cet « ermitage », on lui en offrait si peu que la vente n’eût pas suffi à purger les hypothèques dont elle était grevée. Triste, las; le temps n’était plus où il courait les guinguettes avec Hortense. Mme de Chateaubriand, éternellement enrhumée, hargneuse, pointue, n’était guère faite pour le distraire. elle aussi souffrait de ce perpétuel manque d’argent. C’est alors que leurs amis, inquiets de la misère qu’ils sentaient venir, se souvenant de la grande émotion causée par les Mémoires, eurent l’idée de fonder au plus tôt une société qui les achèterait à l’avance et délivrerait leur auteur de souci.
Que sait-on de cette société inventée en 1836 pour la publication posthume des Mémoires de Chateaubriand ? Comment prit-elle naissance ? Edmond Biré nous le dit sommairement dans la préface de son édition annotée, et d’autre part, au cours de son excellent ouvrage, Les dernières années de Chateaubriand, il nous apprend que l’écrivain céda à cette société la propriété littéraire des Mémoires auxquels il travaillait depuis vingt ans, et de tous les ouvrages qu’il écrirait à partir de la signature du contrat; ces derniers seraient publiés de son vivant, les Mémoires, au contraire, ne paraîtraient qu’après sa mort. En échange, continue Biré, Chateaubriand recevrait une somme de 250,000 francs et une rente viagère, de 12,000. fr, réversible sur la tête de Mme de Chateaubriand si elle survivait à son mari.
C’est tout. Nous ne connaissons ni l’acte de société, disparu disait-on, ni le fonctionnement de cette exploitation, alors si nouvelle, ni de quelle manière Chateaubriand entendait se protéger contre l’indiscrétion ou l’infidélité de ceux qui auraient pu le trahir.
Aujourd’hui, nous savons que M. Delloye fonda, avec les amis de Chateaubriand, deux sociétés successives, la première fut une société en participation. Hâtivement bâclée, le 22 mars 1836, devant le baron Hyde de Neuville, le duc de Lévis, le vicomte de Saint-Priest, elle ne dura que trente-cinq jours. Le banquier Jauge assista à son éclosion. Déjà, trois ans avant, M. Jauge avait versé au « conseiller du duc de Bordeaux la somme de 6,000 francs de la part de la duchesse de Berry, pour le voyage à Prague. M. Bouju, notaire à Franconville, et Hyacinthe Pilorge furent présents également. L’acte établissant les grandes lignes de la transaction est conservé dans l’étude du successeur de M. Cahouet, ainsi que les statuts de la société en commandite par actions, arrêtés le 21 avril suivant; tous deux sont inédits… Aux termes des contrats,Chateaubriand cède à la société:
1° La propriété littéraire des Mémoires;
2° La propriété littéraire de son ouvrage sur L’époque de la guerre d’Espagne en 1823, qui formera quatre volumes in-8° et devra être livré à Delloye en 1840 et publié aussitôt;
3° La faculté (et non le droit) d’acquérir par privilège tous les autres ouvrages qu’il composerait à l’avenir.
En échange, M. Delloye versait « en bonnes espèces ayant cours, réellement comptées et délivrées à M. de Chateaubriand, qui le reconnaissait et lui en donnait quittance, la somme principale de 156,000 fr. (et non pas 250,000 fr.).» 2° Une rente viagère de 12,000 fr. qui serait portée à 25,000 le jour où l’auteur remettrait son ouvrage sur «L’Epoque de la guerre d’Espagne, cette somme réversible sur la tête de Mme de Chateaubriand si elle survivait à son mari, que celui-ci eût remis ou non l’ouvrage avant sa mort».
On voit combien le contrat Delloye diffère de ce que nous savions jusqu’ici. Et maintenant voici le romantisme.
Le jour même de la signature du contrat, Chateaubriand déposa chez M. Cahouet les deux tiers de son manuscrit terminé (il y travailla encore quatre ans), contenu dans dix-huit portefeuilles (1). Il fut placé sous enveloppe scellée aux triples cachets de Chateaubriand, de M. Cahouet et de M. Delloyé. On l’ensevelit ensuite dans une caisse fermée par trois clefs. Chacune d’elles fut confiée aux trois signataires. L’auteur des Mémoires s’engageait, ce jour-là, à remettre à M. Delloye, avant le 5 avril 1837, un second exemplaire de son manuscrit, qui serait inhumé dans la même caisse, avec le même, cérémonial, mais porterait, en plus des cachets déjà signalés, celui de l’associé de M. Delloye. Enfin, une troisième copie devait rester chez Chateaubriand. Elle recevrait les modifications ou additions qu’il lui plairait d’y apporter. Il va de soi que cette dernière copie était la bonne, celle qui devait, dès le décès, être remise à Delloye pour servir à l’impression. Au dire de Louis de Loménie, qui l’avait vue chez l’auteur en 1847, il la conservait dans une caisse en bois blanc avec une serrure démolie. Avant la mort de Chateaubriand, les manuscrits furent confiés, par prudence, à un ami M. Mandaroux-Vertamy.
Trois confidents, trois clefs, trois cachets, des serments, des arbitres, des contrats, tout cela ne ressemble-t-il pas à un étrange conte policier ? Ces mystères conviennent à René. Néanmoins, il faut admirer ce grand poète, si pauvre, si endetté, qui résiste aux propositions dont il est assailli afin de garder la parole qu’il s’est donnée. Il ne veut pas que les Mémoires paraissent en librairie, lui vivant. Ah ! s’il y eût consenti, il fût devenu riche, car son ouvrage était impatiemment attendu, convoité. Mais sa résolution est formelle il mourra de faim devant ses trois clefs plutôt que de violer leur secret. Quand il aura fermé les yeux, alors…
Un capital de 800,000 francs fut d’abord constitué par la société, représentant 1,200 actions de 500 francs, dont elle se réservait 550. Elles furent d’ailleurs toutes souscrites. Pourtant jamais la rente de 25,000 francs ne fut versée à Chateaubriand; peut-être fut-elle portée à 16,000 en 1840 ? Ce n’est pas sûr. Les manuscrits en double des Mémoires devaient être brûlés; le furent-ils ? Non.
Chateaubriand n’eut guère lieu de se féliciter de ses contrats. Au bout de quelques années, les actionnaires s’impatientèrent il ne mourrait donc point ? Il sentait près d’eux une sorte d’hostilité et écrivait à Hyde de Neuville « Dites que mon travail est prêt, qu’il n’y a plus que ma mort à attendre, et que ce ne sera pas long…»
Marie-Louise Pailleron.
(1) Ces dix-huit portefeuilles furent remplacés, le 28 mai 1847, par quarante-deux autres contenant la rédaction définitive.
Le Figaro (Paris. 1854)
Source: Bibliothèque nationale de France
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